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Ginseng et mondialisation des échanges aux XVIIIe et XIXe siècles (2): de la ruée vers le ginseng au secret de sa culture

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Voici le deuxième volet d’un article consacré à l’émergence et au développement du marché du ginseng entre l’Amérique et la Chine. La première partie mettait à jour le rôle joué par les jésuites français dans la découverte du ginseng par les Occidentaux, ainsi que les différents facteurs économiques et culturels qui ont contribué à la naissance et à la destruction du marché canadien du ginseng au XVIIIe siècle.

Cette seconde partie s’intéresse à la reprise de ce marché par les Etats-Unis. Elle amène à poser la question de la dimension culturelle du ginseng. Elle peut être lue indépendamment de la première.

Récupération du marché par les Etats-Unis au XVIIIe siècle

Dès 1754, le marché canadien du ginseng en direction de la Chine est quasiment mort. Non seulement l’avidité a épuisé les ressources, mais surtout, le ginseng canadien, récolté à des saisons inappropriées et mal conditionné, a acquis une mauvaise image auprès de Chinois extrêmement exigeants sur la qualité, l’état et la forme des racines qu’ils importent. Si le marché est mort pour le Canada, ce n’est pas le cas pour les Etats-Unis. Car le ginseng a été découvert sur toute leur partie orientale, ainsi que le montre une carte des ressources en ginseng de la fin du XIXe siècle :

La signature du traité de Paris le 3 septembre 1783 et sa ratification par le Congrès de la Confédération le 14 janvier 1784 marquent l’indépendance des Etats-Unis. A peine ce traité ratifié, les Etats-Unis transforment un navire de guerre en navire de commerce : c’est l’Empress of China, le premier navire aux couleurs des Etats-Unis. Le 22 février 1784, il effectue son voyage inaugural (cf. image en tête de cet article). Sa destination : Canton ; son objectif : établir des relations commerciales directes entre les Etats-Unis et la Chine ; son chargement principal : 30 tonnes de ginseng.

Quand l’Empress of China revient aux Etats-Unis quatorze mois plus tard, le négociant John Jacob Astor, qui avait pris le risque de lui confier son ginseng, a fait un profit de 55 000 dollars, soit plusieurs millions de dollars d’aujourd’hui. Célèbre pour ses activités dans le commerce des fourrures, John Jacob Astor a été l’un des premiers négociants de ginseng aux Etats-Unis. Il y a aussi été le premier milliardaire.

Autre exemple de cet engouement pour le ginseng aux Etats-Unis en cette fin XVIIIe : Daniel Boone. L’aventurier américain est connu pour avoir fait fortune dans le commerce des fourrures. En réalité, il doit une grande partie de sa richesse au commerce du ginseng. Ainsi, il recrutait des Indiens pour récolter le ginseng dans les Appalaches. Selon le témoignage de son fils, il a perdu en 1788 une cargaison de 12 à 15 tonnes de ginseng lorsque le bateau qui la transportait s’est renversé sur la rivière Ohio.

La fièvre du ginseng de 1858-1865

Le Minnesota connaît à partir de 1859 un « ginseng rush », une ruée vers le ginseng, à l’image de la ruée vers l’or. Suite à la découverte de la précieuse racine à l’automne 1858, la presse locale se fait l’écho des 10 000 dollars gagnés par les pionniers du ginseng dans cet Etat. L’année suivante, ce sont des milliers de personnes qui se précipitent pour creuser le sol des forêts du Minnesota. De 1859 à 1862, le Minnesota exporte ainsi annuellement 200 000 livres de ginseng séché (les Etats-Unis exportent 395 909 livres de ginseng en 1860, 347 577 livres en 1861 et 630 714 livres en 1862).

Notons au passage que cette fièvre fait suite à une dépression économique causée aux Etats-Unis (déjà…) par la faillite en août 1857 d’une compagnie d’assurance, l’Ohio Life Insurance and Trust Company, ce qui a entraîné des cessations de paiement de la part des banques new-yorkaises et la suspension des activités de dizaines de banques et de firmes de négociants au Minnesota. Le ginseng apparaît alors comme une ressource providentielle pour sauver l’économie de cet Etat.

L’abondance en ginseng sauvage permet aux ramasseurs d’en récolter chacun entre 20 et 50 livres par jour. Mais, comme au Canada, cette ressource s’épuise vite. Le renouvellement du ginseng exige plusieurs années au sein d’un environnement préservé. Dès juin 1859, les quantités ramassées stagnent et le début des années 1860 voit refluer aussi bien la fièvre du ginseng que les ressources disponibles. Afin de préserver ces dernières, une loi est votée en 1865 par l’Etat du Minnesota, la « Ginseng Law », afin d’en réguler la récolte et de pénaliser les contrevenants. Mais la demande grandissante de la part de la Chine et l’obstination des ramasseurs de ginseng entraîne une quasi-disparition du ginseng sauvage au Minnesota en 1894.

Des enjeux économiques considérables

Dans un rapport du 28 janvier 1902, le consul général des Etats-Unis à Hong Kong indique que le ginseng américain importé en Chine est valorisé 20 à 40 fois son poids en argent selon la qualité des racines. Le 26 juin 1902, le consul américain de Tientsin rapporte que le ginseng natif de Kirin est valorisé 200 à 600 fois son poids en argent.

Cette ressource a donc un poids très important dans l’économie régionale de l’Extrême Orient, et spécialement dans les relations entre la Corée et la Chine. L’afflux massif de ginseng en provenance d’Amérique a fait vaciller l’équilibre économique qui régnait depuis des siècles entre les deux pays. Pour la Corée, c’est en effet la fin brutale d’un monopole vieux de dix siècles qu’elle détenait sur les importations de ginseng en Chine.

Dans l’édition de 1843 des lettres édifiantes et curieuses des jésuites où se trouve la lettre du père Jartoux sur sa découverte du ginseng en Chine, une note en bas de page se fait indirectement l’écho des bouleversements entraînés par les importations massives de ginseng américain (ici, en pdf) :

« Ginseng, ou gensen, plante jadis en grande réputation et dont parlent souvent les missionnaires. On croyait qu’elle ne croissait que dans les forêts de la Tartarie, et on la vendait en Chine au poids de l’or. Mais depuis on a découvert qu’elle était commune en Virginie, au Canada, et dans toute la partie orientale de l’Amérique du Nord. Le prix en a donc considérablement diminué […] »

Ainsi, en 1896, la Chine a importé 353 147 livres (à 1,86 dollar la livre) de ginseng américain contre 14 987 livres de ginseng coréen (à 16,50 dollars la livre). Certes, le ginseng coréen vaut neuf fois plus que le ginseng américain, mais les Etats-Unis agissent comme un rouleau compresseur. Fin XIXe, ils parviennent à réguler et optimiser le marché. Voyez ainsi les statistiques d’exportation de ginseng des douanes américaines que j’ai rassemblées sur la période 1888-1898 :

Comme vous pouvez le constater, les exportations décroissent mais gagnent en valeur : le ginseng exporté par les Américains est en effet de meilleure qualité. Cette période de 1888-1898 marque un tournant car elle fait suite au tarissement des ressources en ginseng sauvage aux Etats-Unis et, surtout, elle correspond au moment où les Américains parviennent à en maîtriser la culture.

Percer le secret de la culture du ginseng

Pour faire face à la disparition progressive du ginseng sauvage, il est essentiel pour les Américains de maîtriser l’art très complexe de la culture du ginseng. De nombreuses études et publications sont alors consacrées au ginseng. A Hong Kong, le consulat américain rédige des rapports sur l’importance économique de ce marché en Chine. Percer le secret de la culture du ginseng devient un enjeu économique majeur.

C’est dans les années 1880 que les Américains parviennent à maîtriser cet art difficile. Cette découverte est à la fois le fruit de leurs expérimentations et du recueil d’information auprès des cultivateurs de ginseng. Sur ce dernier point, certains mentionnent le fait que les Américains auraient fait venir aux Etats-Unis des cultivateurs coréens pour s’approprier leurs secrets. Si cette éventualité n’est pas à exclure, les preuves manquent pour l’étayer. En revanche, il est indéniable que le réseau consulaire  américain en Chine s’est efforcé de rassembler le maximum d’informations sur le marché et la culture du ginseng.

L’un des mystères auquel se confrontent les Américains concerne le cycle des graines et la durée de maturation du ginseng avant d’obtenir une racine commercialisable. Un ouvrage publié au Nebraska en 1905 sous le titre What is Ginseng ? An Account of the History and Cultivation of Ginseng (pdf), décrit précisément les étapes de la découverte du secret de la culture du ginseng par les Américains :

« Nous supposons que les astucieux mandarins ont une longue connaissance du secret de son cycle biologique et qu’ils l’ont soigneusement dissimulé au monde. […] C’est seulement dans la dernière décennie que ceux qui essayaient de le faire pousser à partir de graines ont découvert qu’il fallait une longue période pour obtenir une racine commercialisable. »

« Ceux qui ont conservé les premières graines et les ont plantées ont été déçus de constater qu’elles ne venaient pas à maturation la première année où ils ont planté les graines, et comme elles ne donnaient rien ils ont laissé tomber le semis sans plus y penser. L’été suivant, ils ont été extrêmement surpris de trouver des plantes entièrement sorties de terre et se développant dans les semis des années précédentes. Voilà qui leur montra le secret de la durée d’incubation de la graine de ginseng. »

« Une autre surprise les attendait la deuxième année quand, deux ans après la germination de l’automne, ils ont essayé de ramasser les racines et les ont trouvées trop petites pour être commercialisées. Ils les ont laissées une autre année et cependant elles étaient à peine aussi grandes que les meilleures racines sauvages. Ils ont attendu encore une autre année et ont été récompensés en trouvant des racines grandes et belles, globalement meilleures que les sauvages. »

Ce secret acquis, les Américains renforcent la chaîne de production et d’exploitation du ginseng, avec fermes, usines de séchage, réseaux de négociants. Ils réfléchissent au moyen d’accélérer la pousse des racines et expérimentent des engrais et fertilisants. En somme, ils s’efforcent de rationaliser et d’industrialiser une activité millénaire, sans égards aux bienfaits qu’ils pourraient tirer pour eux-mêmes du ginseng du point de vue médical. Rappelons ici le jugement définitif qui est émis dans un traité américain sur le ginseng de 1903 (pdf) :

« Les raisons principales de sa popularité actuelle en Chine sont les idées conservatrices des Chinois et leur croyance dans les choses surnaturelles, ce qui, mis ensemble, exalte indûment les mérites de la plante. En Amérique, la racine est rarement utilisée, sinon comme calmant, et même pour cela nous avons d’autres médicaments qui sont plus répandus. »

Enseignements et morale de l’histoire

1- Le ginseng et la mondialisation des échanges

L’histoire de l’émergence et des vicissitudes du marché du ginseng aux XVIIIe et XIXe siècles réunit tous les facteurs de la mondialisation des échanges :

  • Le contact avec des cultures lointaines : missions évangéliques des pères jésuites
  • La diffusion de la connaissance : réseau des jésuites, lettre du père Jartoux, mémoire du père Lafitau
  • Le saccage des ressources : au Canada entre 1712 et 1754, aux Etats-Unis entre les années 1780 et 1890
  • La mise en place d’un marché international : entre le Canada, La Rochelle et Canton au XVIIIe siècle, puis entre les Etats-Unis et la Chine au XIXe siècle
  • Le passage de l’exploitation sauvage à la domestication des ressources : expérimentation, recueil d’information et découverte du secret de la culture du ginseng dans les années 1880-1890
  • L’imposition d’un acteur économique dominateur et la préservation de ses intérêts : les Etats-Unis face au monopole coréen millénaire de l’importation du ginseng en Chine
  • Le couple fondateur Etats-Unis/Chine : il faut noter la dimension fortement symbolique du premier acte d’envergure internationale des Etats-Unis nouvellement indépendants, qui a consisté à établir des relations commerciales directes avec la Chine à travers la cargaison de ginseng de l’Empress of China.

2 – Les jésuites dans l’entre-deux culturel

Comme indiqué dans la première partie de cet article, l’engouement des Européens et Américains pour le ginseng est paradoxal. Malgré l’abondance de cette ressource et son utilisation ancestrale par les Indiens pour ses vertus médicinales, ils sont passés complètement à côté du bénéfice qu’ils auraient pu en tirer en l’intégrant à la pharmacopée occidentale. Le ginseng a pris de l’importance uniquement pour sa valeur marchande.

Si les pères jésuites Jartoux et Lafitau qui, au début du XVIIIe siècle, ont découvert le ginseng – le premier en Chine, le second au Canada – avaient, eux, bien saisi l’importance médicinale du ginseng, c’est qu’ils s’étaient ouverts à sa dimension culturelle. Leur mission évangélique impliquait de maîtriser la langue et la culture des peuples locaux afin de leur transmettre le message chrétien. Pour cela, il fallait « s’insinuer dans leurs esprits », comme l’écrit le père Lafitau :

« Pour annoncer les vérités de notre religion à des peuples barbares, et leur faire goûter une morale bien opposée à la corruption de leurs cœurs, il faut auparavant les gagner et s’insinuer dans leurs esprits en leur devenant nécessaire. »

Mais ce projet de gagner les cœurs et les esprits ne change pas seulement les populations locales, elle transforme aussi les jésuites qui, à force de rechercher les clés pour les influencer, finissent par les comprendre. C’est en dialoguant avec les Chinois et avec les Iroquois, que les pères Jartoux et Lafitau ont dépassé les préjugés qui seront plus tard associés au ginseng par les Occidentaux. Dans son mémoire sur sa découverte du ginseng au Canada, le père Lafitau fait ainsi la remarque suivante :

« Il est facile à des gens qui se trouvent dans un pays étranger de tomber dans cette forte erreur par rapport à plusieurs choses, mais surtout par rapport à une plante qui est étrangère elle-même au pays où ils se trouvent. On raisonne avec des peuples dont on n’entend point la langue et dont on n’est point entendu. On comprend une partie des choses qui se disent par gestes et par signes, on croit comprendre le reste, et de là naît ordinairement une confusion qui divertit ceux qui sont au fait. J’ai souvent eu ce plaisir en voyant les Français jargonner avec nos sauvages, et je suis tombé souvent moi-même dans le cas avant que je susse leur langue. »

Les jésuites sont pris dans un véritable entre-deux culturel en ce que leurs efforts pour imposer leurs normes culturelles les amènent en même temps à comprendre les cultures ciblées par ces efforts. De leur côté, les pays européens et les Etats-Unis n’ont pu s’approprier le ginseng car ils sont restés fermés à la culture chinoise avec laquelle ils commerçaient et à la culture indienne dont ils s’appropriaient les ressources.

3 – L’homme-racine, métaphore de la culture

Les jésuites avaient donc acquis une excellente connaissance des cultures locales où ils étaient envoyés en mission. C’est manifeste avec le père Jartoux qui, décrivant le ginseng en Mandchourie et analysant son environnement, en conclut qu’il devait également pousser au Canada. Mais c’est aussi le cas avec le père Lafitau qui, découvrant le ginseng au Québec et connaissant la langue des Iroquois, s’émeut d’une similitude linguistique qui, selon lui, démontrerait une filiation entre Chinois et Indiens. En effet, comme en chinois, ginseng signifie pour les Iroquois ressemblance avec l’homme :

« Ma surprise fut extrême, quand sur la fin de la lettre du Père Jartoux entendant l’explication du mot chinois qui signifie ressemblance de l’homme, […] je m’aperçus que le mot iroquois garent-oguen avait la même signification. »

Pour les Chinois, la racine de ginseng a d’autant plus de valeur qu’elle reproduit la forme du corps humain. Ils sont prêts à payer des fortunes pour obtenir la racine la plus anthropomorphe. Cette particularité est supposée procurer à la racine des vertus médicinales miraculeuses, et lui apporte donc une valeur ajoutée qui reste incomprise des Occidentaux qui ne voient là que superstition. Par ailleurs, le ginseng entre dans une cosmologie complexe et millénaire.

La racine de ginseng était une clé pour comprendre d’autres cultures. Les Occidentaux sont passés à côté de cette dimension et les cultures des Chinois et des Indiens leur sont restées hermétiques. La culture du ginseng – non seulement sa maîtrise agricole, mais aussi sa dimension symbolique – exige un enracinement culturel qui leur a échappé. Au contraire, les Occidentaux se sont limités à commercialiser le ginseng en le déracinant, à la fois du sol et de la culture. C’est là une métaphore toujours actuelle de nos difficultés à développer de véritables synergies interculturelles…

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