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Compétences non techniques et innovations non technologiques

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Le problème français

Un des thèmes récurrents sur ce blog concerne la nécessité de replacer les compétences non techniques au centre de la vie professionnelle, quel que soit le degré de technicité du métier que l’on exerce. Bien des études de cas publiées ici ont montré que dans des domaines de grande technicité, par exemple les opérations militaires, l’exercice de la médecine ou le pilotage aéronautique, les compétences non techniques (gestion des facteurs humains et culturels, compétences relationnelles et communicationnelles, compétences linguistiques, etc) tiennent un rôle central.

Ces études de cas ont également mis en évidence un problème français par rapport aux compétences non techniques :

L’article sur les opérations militaires a fait apparaître la profonde réflexion des Américains pour essayer d’intégrer les facteurs culturels dans le renseignement, et même leur donner la priorité sur les opérations militaires contre les insurgés.

  • Pourquoi l’expérience acquise par les Français en la matière depuis plus de 60 ans dort-elle alors dans les cartons de l’Ecole Militaire de Spécialisation de l’Outre-Mer et de l’Etranger (EMSOME), ainsi qu’en témoigne en commentaire de cet article un ancien directeur des études de cet organisme ?

L’article sur les pratiques interculturelles en milieu hospitalier a mis en évidence que la Belgique avait par rapport à la France vingt ans d’avance dans la médiation interculturelle à l’hôpital. Malgré quelques expériences isolées, nous sommes à des années-lumière des Belges en matière de prise en compte des facteurs culturels dans les pratiques médicales.

  • Pourquoi une approche qui fonctionne, qui donne des résultats, qui apporte des bienfaits aux patients et des économies à la société (un patient qui s’engage avec confiance et compréhension dans son traitement a plus de chance de guérir que le contraire), rencontre-t-elle en France des résistances pour généraliser son enseignement en écoles de médecine et sa pratique à l’hôpital ?

L’article (et la série entière de 6 études) sur l’aéronautique a établi que la gestion des facteurs humains et des facteurs culturels restaient en France très en deçà de ce qu’elle est dans les pays les plus performants sur le plan de la sécurité aérienne.

  • Pourquoi n’est-il pas possible de développer en France une réflexion sur les carences en la matière et d’y remédier, alors même que l’on sait pertinemment qu’un déficit de compétences non techniques tient une grande part, sinon la plus grande, dans les problèmes de sécurité et les accidents aériens?

Il en va de même quand on connaît le taux élevé d’échecs d’expatriation par incapacité à s’adapter au contexte local, le taux de démission au retour de mission qui est le double du taux habituel dans les entreprises, le turn over des hauts potentiels étrangers, les échecs de négociation, d’implantation ou de lancements de produits à cause d’une mauvaise prise en compte des facteurs culturels (voir le cas récent de Puma aux Emirats).

  • Pourquoi, dans ce monde à la complexité grandissante et aux interactions culturelles inédites, la formation au management interculturel reste-t-elle si marginale, souvent perçue comme simple apport de culture générale sur un pays, et non dans sa dimension stratégique pour l’entreprise ?

L’amont et l’aval d’un même problème

Je ne répondrai pas maintenant à ces différentes questions, je vous renvoie aux articles signalés en lien. J’indiquerai cependant le tronc commun de ces questionnements avant d’explorer une hypothèse dans la suite de ces analyses.

Avertissement – la France n’a pas le privilège des obstacles mentionnés dans les questionnements précédents mais il y a certainement des facteurs culturels et historiques spécifiquement français qui déterminent ces obstacles. Ceci étant dit, la fréquence de ces obstacles et l’intensité de la résistance à intégrer les compétences non techniques aux compétences techniques ne manquent pas de surprendre l’observateur.

N’y aurait-il pas dans l’omniprésence de ces obstacles et de cette résistance – dans de multiples domaines, secteurs d’activité, tant dans le privé que dans le public, dans l’entreprise comme à l’école – une spécificité française ?

Tronc commun – Il y a en France un divorce entre le technique et le non technique qui s’accompagne d’un jugement de valeur avec, d’une part, une fascination pour les sciences exactes et, d’autre part, une méfiance vis-à-vis de ce qui n’est d’emblée ni quantifiable ni mesurable. D’où le prestige des sciences exactes, dites « dures », et le mépris pour les sciences humaines et sociales, dites « molles ».

Le point de départ et le référent positif restent le technique, d’où le renvoi de ce qui n’est pas technique vers une identité négative : le « non » technique. Le couple technique/non technique ne fonctionne pas sur le mode de la complémentarité mais à la façon du tiers exclu : le technique ne peut logiquement pas contenir en lui son contraire, donc le non technique ne le concerne en rien.

Hypothèse – Cette opposition logique façonne les mentalités et les pratiques depuis des générations. Ses effets sont désastreux : elle produit une hémiplégie des compétences, et à terme elle ampute l’activité économique d’une partie de ses performances. C’est l’hypothèse émise ici :

  • Si, en amont, les compétences techniques sont amputées de leur complément non technique, les effets de cette amputation doivent se ressentir en aval dans la mise en pratique de ces compétences. Autrement dit, la conséquence en bout de chaîne doit être de piètres performances françaises en matière d’innovations non technologiques.

Profil de l’innovation non technologique

Sur le site du Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, on trouve une courte présentation de l’innovation non technologique. Celle-ci concerne « la mise en œuvre d’une nouvelle méthode d’organisation ou de commercialisation ».

  • Exemples d’innovations organisationnelles : mise en place de bases de données, de formations du personnel, de systèmes de gestion de la chaîne de production ou d’approvisionnement, de systèmes de gestion de la qualité, de systèmes de production intégrant les ventes et la production ou de nouvelles méthodes d’intégration avec les fournisseurs.
  • Exemples d’innovations commerciales : forme et aspect du produit, design, voire goût, nouveaux circuits de vente ou nouvelles méthodes de présentation ou d’exposition, placement du produit dans un film, nouveau logo, carte de fidélité.

L’innovation non technologique se déploie donc selon différentes dimensions :

  1. Elle peut être un produit non technologique que l’entreprise commercialise en tant que tel : par exemple, un procédé ou un service.
  2. Elle peut être le complément de l’innovation technologique sans lequel cette dernière ne pourrait être commercialisée : par exemple, son design ou son nom.
  3. Elle peut affecter la structure organisationnelle qui porte les innovations (technologiques ou non) depuis leur création jusqu’à leur commercialisation : par exemple, une nouvelle conception de la chaîne de production ou un logiciel novateur de gestion des stocks.

Pour résumer, l’innovation non technologique inscrit un produit dans la réalité de l’entreprise et dans la réalité du marché – et, finalement, dans la réalité tout court. Négliger les composants non technologiques d’un produit, c’est amputer ce produit de sa capacité à rencontrer son utilisateur, donc son client.

Or, il semble que l’on retrouve sur le plan de l’innovation le même divorce que sur le plan des compétences : le non technologique se trouve en retrait, tout comme le non technique. Dans un rapport remis à Christine Lagarde alors qu’elle était ministre de l’Economie : Pour un nouvelle vision de l’innovation (pdf), on peut lire le constat suivant :

« Il existe une certaine tradition française distinguant les secteurs de haute technologie, qui formeraient une sorte d’aristocratie de l’innovation, tandis que d’autres secteurs, tels que celui du luxe, auraient l’apanage de l’innovation non technologique. »

C’est là un archaïsme qui continue de structurer les perceptions et les pratiques. Les auteurs du rapport, Pascal Morand et Delphine Manceau (ESCP Europe), ajoutent une importante précision :

« Cette distinction est obsolète et dangereuse : tous les secteurs et toutes les entreprises doivent être en mesure d’associer tous les attributs de l’innovation, et l’excellence avérée de tel ou tel secteur ou entreprise doit faire école et se diffuser dans l’ensemble du tissu économique. »

Il y a un réel danger à s’en tenir à une conception aristocratique de l’innovation tout comme il y a une faiblesse à valoriser les compétences techniques au détriment des compétences non techniques. La complémentarité innovation technologique/innovation non technologique est aussi essentielle que la complémentarité compétences techniques/compétences non techniques :

« Du point de vue des entreprises et de leurs dirigeants, une vision de l’innovation centrée sur la Recherche & Développement et les brevets est extrêmement partielle. Pour eux, l’innovation est le fruit d’un processus global dans lequel la R&D n’est qu’un ingrédient parmi d’autres, à intégrer dans une démarche organisationnelle complexe. L’innovation relève à la fois de la R&D, du développement et de la protection des technologies, de l’organisation, du marketing, du design, de la créativité, de la stratégie d’entreprise, de l’organisation, des politiques de recrutement, et de toutes les composantes du management. Même dans les secteurs où la recherche joue un rôle fondamental, les entreprises innovantes sont celles qui savent construire une véritable interaction entre la R&D et le marketing. »

Le verdict des comparaisons nationales

Une exploration des données de l’OCDE issues du rapport Perspectives STI 2010 est très instructive. Dans le graphique ci-dessous, j’ai sélectionné quelques pays selon un paramètre commun : le pourcentage d’entreprises entreprenant de l’innovation non technologique (source ici).

Avertissement – Le résultat pour les Etats-Unis est à prendre avec grande précaution. La donnée disponible pour ce pays est en effet différente : elle concerne la part des services dans la R&D. Assurément, le score de ce pays devrait être plus élevé si le paramètre mesuré était identique aux autres pays.

Le score de l’Allemagne semble peu crédible tant il est élevé. Les données de l’OCDE sont en ligne depuis bientôt un an et ce résultat n’a pas été modifié. Je suppose qu’il est donc correct, d’autant plus que les années précédentes il était déjà très élevé (78,25% en 2008, source ici, fichier Excel de l’OCDE). Je le prends donc comme référence pour estimer les écarts qui la sépare des autres pays.

Par contraste avec l’Allemagne, le score français montre une immaturité de l’innovation non technologique. Déjà en 2008, l’écart était important (78,25% pour l’Allemagne, 38,46% pour la France, source ici pour la France – fichier Excel OCDE). Depuis, cet écart s’est amplifié, avec l’Allemagne s’engageant résolument dans l’innovation non technologique, et la France reculant en la matière.

A présent, comparons le profil de l’innovation en Allemagne et en France en nous focalisant sur les écarts signalés en rouge (cliquez sur le graphique pour l’agrandir) :

Une différence est tout à fait frappante. Tandis que l’Allemagne et France publient sensiblement autant d’articles scientifiques par million d’habitants (46,33 pour l’Allemagne, 45,18 pour la France), l’Allemagne est largement au-dessus de la France quand il s’agit de déposer des brevets, de transformer les innovations en produits nouveaux pour le marché et d’entreprendre des innovations non technologiques.

La grande différence entre l’Allemagne et la France concerne la capacité de la première à intégrer l’innovation dans la réalité alors que la deuxième peine sur ce plan-là. Autrement dit, la France n’est pas pénalisée par la qualité de sa recherche mais par son incapacité à maîtriser tous les facteurs immatériels contribuant à la valoriser. Or, l’une des sources de ce dysfonctionnement concerne le divorce entre compétences techniques et compétences non techniques. Un divorce auquel il y a urgence à remédier en rééquilibrant les enseignements techniques dans tous les domaines.

Pour prolonger, je vous invite à lire sur ce blog L’innovation en France et ses freins culturels, ainsi que Freins culturels à l’innovation en France: un inventeur salarié témoigne.

* * *

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Quelques suggestions de lecture:

7 Comments

  1. Excellent boulot qui met bien à jour la réalité des points faibles à améliorer.

  2. Benjamin PELLETIER

    Merci Pierre, il reste bien du chemin à parcourir – L’essentiel dans l’immédiat est de ne plus garder la tête sous le sable et de regarder la réalité bien en face…

  3. Le « métier » de pilote est peu décrit par les sociologues. Il est acquis, acquis par compagnonnage et développé par l’expérience. La professionnalisation des pratiques et le progrès technique, ont réduit peu à peu la compétence à un discours formel et soumis à des prescriptions diverses et antagonistes. Pression taylorienne, prolifération réglementaire, exigence de sécurité de plus en plus médiatique.
    Le système qualité qui accompagne cette évolution se transforme ainsi en arme potentiellement létale car elle « déresponsabilise » en « normant »une activité qui ne l’est pas.
    Les pilotes sont des experts en gestion de situations floues. Dans ce domaine la compétence ne peut pas se transmettre par des powerpoints ou de l’ « e-learning ».
    Michel Jouanneaux est un des rares sociologues a avoir décrit le phénomemen. « le pilote est toujours devant » et « l’agir au travail »

  4. Merci pour cet article, et les liens vers le rapport de l’OCDE.
    Le penchant français pour les sciences “dures” se retrouve dans la descriptions de certaines professions “molles”: par exemple on est orthophoniste en France, logopédiste en Suisse ou en Belgique – l’un redresse la parole, l’autre l’éduque. Le terme “ingénierie de formation” est aussi intéressant: en anglais on parlerait plutot de “course design,” (conception, création) mais pour les français tout ce qui relève de la structuration a potentiellement des connotations techniques, qui permettent accessoirement de valoriser un savoir-faire “mou”!

  5. Benjamin PELLETIER

    @le floch – pour prolonger vos réflexions, un grand groupe aéronautique qui connaît de très fortes tensions interculturelles a préféré mettre en place une formation en e-learning plutôt que de donner suite à une proposition de ma part visant à travailler sur le fond de ses problèmes. J’avoue avoir un grand doute sur l’efficacité d’une formation via un écran et non via les interactions humaines… Mais il est vrai qu’un écran, “ça ne fait pas de vagues”…

    @Viviane – merci d’orienter la réflexion vers les dénominations des métiers et fonctions. Je n’y avais pas pensé mais il est vrai qu’elles sont très révélatrices et symptomatiques de nos particularismes culturels.

  6. Encore des études concernant le climat social dans les entreprises françaises :
    http://www.liberation.fr/politiques/01012377157-mais-ou-sont-passes-les-syndicats

    Un peu d’innovation sociale devrait être envisagé :
    http://www.paristechreview.com/2011/12/16/innovation-sociale-economie-demain/

  7. j’espere que le grand groupe n’est pas celui qui est incapable d’expliquer la perte des avions “intègres” (Habsheim, Bangalore, Saint Odile, Toulouse, Atlantique Sud) . La formation des pilotes est aussi basé sur du e-learning (ça fait moderne) ………..Ce groupe a pour lui des statistiques mais aussi des accidents “inexplicables”. C’est paradoxal d’avoir réussi la prouesse technique de rendre plus sur l’avion mais de fragiliser son exploitation en ne formant pas les pilotes. On dirait que les actionnaires de ce groupe se comporte en gestionnaires a la petite semaine . Le bilan est “globalement positif” (dixit un démocrate dont le système politique a implosé) alors il est possible de nier la dimension culturelle de l’homme au travail.

    Il faut dire que leur défi est de vendre des avions comme Apple vends des IPAD et iphone. Il croit avoir réussi mais le réveil va être dur . Venez au salon du Bourget en 2013 vous aurez sous les yeux l’image du déclin industriel de la France et de l’Europe parce que justement cette dimension interculturelle est nié au principe que le savoir faire français mérite d’être le phare de la pensée mondiale.

    Les investissements de Sukhoi (Russe) et de COMAC(chinois) vont nous obliger a apprendre a écrire en cyrillique et a comprendre le mandarin ………

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