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L’offensive américaine sur le front de la gastronomie

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La (petite) cuisine américaine

Le 7 septembre 2012, un partenariat un peu spécial a été célébré lors d’une soirée organisée dans un des salons du Département d’Etat à Washington. Capricia Penavic Marshall, chef du protocole de la Maison Blanche, a dévoilé ce soir-là le Diplomatic Culinary Partnership (Partenariat Culinaire Diplomatique). Ce partenariat réunit le Département d’Etat et la James Beard Foundation, un organisme non-lucratif cherchant à « éduquer, inspirer, divertir – et promouvoir une meilleure compréhension » de la culture culinaire américaine.

Selon le site internet du Département d’Etat, les autorités américaines ont décidé d’enrôler les chefs américains via la fondation James Beard afin de :

« servir de ressources pour le Département dans la préparation de repas pour les dirigeants étrangers, et participer à des programmes de diplomatie publique qui mobilisent les publics étrangers dans leur pays, ainsi que ceux qui sont en visite aux Etats-Unis. »

Rappelons que la diplomatie traditionnelle concerne les relations d’Etat à Etat, tandis que la diplomatie publique concerne les relations d’un Etat avec la population d’un autre Etat. Une action de diplomatie publique vise donc à informer et influencer une population cible afin de diffuser un message et une image favorables aux intérêts de l’Etat émetteur de cette action. La diplomatie publique est une des formes du soft power, lequel peut aussi provenir d’acteurs non-étatiques.

Dans le cadre du partenariat avec la fondation James Beard, le gouvernement américain souhaite donc que les chefs jouent le rôle d’ambassadeurs des Etats-Unis et que la gastronomie soit le moyen de diffuser le message américain auprès des publics étrangers. Ce projet est loin d’être anecdotique, à tel point que la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton a tenu à le lancer elle-même via une intervention filmée qui a été diffusée lors de la soirée :

 Dans cette courte allocution, Hillary Clinton rappelle que la nourriture est « le plus ancien instrument diplomatique ». Partager un repas permet de « transcender les frontières et de bâtir des ponts entre les peuples ». Ainsi, le projet avec la fondation James Beard doit aider à renforcer « le dialogue interculturel » et « les relations bilatérales ». Hillary Clinton annonce alors la création de l’American Chef Corps, une organisation de chefs américains au service des intérêts des Etats-Unis. Elle comprend déjà plus de 80 membres.

Capricia Penavic Marshall met également cette dimension interculturelle fortement en avant :

« C’est en montrant le meilleur de la cuisine et de la créativité américaines que nous pouvons montrer à nos invités un peu de nous-mêmes. Pareillement, c’est en incorporant des éléments de la culture de notre visiteur que nous pouvons faire preuve de respect et d’un désir d’entrer en relation et de se lier. »

Les Etats-Unis face à leurs contradictions culturelles

Le matin des résultats des élections américaines, Charles Rivkin, ambassadeur des Etats-Unis en France, a organisé un petit-déjeuner à l’ambassade pour célébrer la réélection de Barack Obama. A la fin de son discours, il a tenu à remercier les sponsors qui ont accompagné l’ambassade dans le suivi de la soirée électorale, dont « Starbucks, McDonald’s et Disney ». Le Bondy Blog qui était invité à ce petit déjeuner note que la mention de ces sponsors a suscité « une vague de rire dans la salle ». Ces sponsors renvoient en effet immédiatement aux clichés sur les Américains, leur régime alimentaire et leur culture.

C’est pourquoi l’initiative du Département d’Etat américain peut surprendre ou prêter à sourire. Les Etats-Unis ne sont pas réputés pour leur gastronomie et il peut sembler paradoxal de mettre en avant leur « culture culinaire » alors même que c’est là un de leurs points faibles. En quelque sorte, c’est comme si la France cherchait à diffuser l’image d’un pays pratiquant le baseball. Une telle initiative ne manquerait pas de donner lieu à un certain scepticisme.

Et cependant les Américains peuvent déployer un réel savoir-faire pour affronter leurs contradictions culturelles quand il s’agit de corriger leur image à l’international. Déjà, dans les années 50, ils ont dû affronter une contradiction autrement plus redoutable qu’une piètre réputation culinaire. Alors que faisait rage la guerre idéologique contre les Soviétiques, ils avaient en effet un sérieux handicap pour apparaître comme le pays de la liberté et des droits de l’homme : la ségrégation contre les Noirs.

Dans l’article La diplomatie publique sur un air de jazz, j’ai raconté comment le Département d’Etat a organisé et financé des tournées internationales de grands musiciens de jazz (parmi lesquels Dizzie Gillespie, Louis Armstrong, Duke Ellington), afin de diffuser le message américain auprès des populations étrangères, notamment dans les pays africains. On appelait ces musiciens enrôlés par le gouvernement des « ambassadeurs du jazz ». Des Noirs américains avaient tout simplement plus de chance d’initier un dialogue interculturel avec les Noirs africains pour promouvoir le jazz comme symbole de la liberté, et associer à cette liberté le pays du jazz – les Etats-Unis.

Louis Armstrong en tournée triomphale au Ghana en 1956

Aujourd’hui, les Etats-Unis se confrontent à un autre point faible : leur piètre réputation culinaire, accentuée par une situation préoccupante sur le plan de la santé publique. Ainsi, près de la moitié des Américains seront obèses en 2030 (l’obésité touchait 12 % des Américains en 1990, puis 23 % en 2005 et 35,7 % entre 2009 et 2010). Outre le diabète qui devient un fléau national à tel point que le maire de New York essaie d’interdire les sodas extra-larges, la “malbouffe” serait en cause dans le déclenchement de la maladie d’Alzheimer. En 2008, l’espérance de vie aux Etats-Unis a reculé pour la première fois depuis vingt-cinq ans.

Face à cette très médiocre situation nationale et à la piètre réputation de la gastronomie américaine à l’international, la création de l’American Chef Corps obéit à une logique identique à celle des ambassadeurs du jazz, même si les raisons sont différentes :

  • conscience d’un point faible altérant fortement l’image des Etats-Unis (ségrégation dans les années 50, piètre réputation culinaire en 2012),
  • implication directe du Secrétariat d’Etat (et indirecte de la CIA dans le cas des ambassadeurs du jazz),
  • relais et soutien de l’action d’influence par une structure solide (l’USIA pour le jazz, la fondation James Beard pour la gastronomie),
  • identification des vecteurs d’influence les plus pertinents (musiciens de jazz, chefs cuisiniers).

Un enjeu de storytelling

D’après les informations que l’on peut rassembler, les chefs sélectionnés pour faire partie de ces actions d’influence vont être sollicités pour travailler avec les chefs de la Maison Blanche pour préparer des repas pour des dirigeants du monde entier. Le Département d’Etat demande également à ces chefs de « donner des conférences, écrire des articles, tenir des blogs, tweeter, et de développer ainsi la réputation de la cuisine et des produits américains ».

American Chef Corps en 2012 – crédit Departement d’Etat

De plus, les chefs qui auront préparé des repas diplomatiques seront nommés « chefs d’Etat » (State Chefs). A ce titre, ils recevront une veste spécialement conçue portant le drapeau américain et leur nom brodé au fil d’or. Mais le programme vient juste d’être lancé et la fondation James Beard est chargé par Hillary Clinton de faire des propositions complémentaires pour développer des actions d’influence.

Assurément, les responsables de la fondation vont devoir se creuser la cervelle. Car, outre le déficit de notoriété de la cuisine américaine que doit combler le programme de diplomatie gastronomique, il faut aussi qu’il remédie au déficit narratif. Or, là se trouve le point faible du point faible, en quelque sorte. En effet, contrairement au jazz qui est né aux Etats-Unis sur fond d’histoire de l’esclavage et d’interactions culturelles multiples où se croisent musiques traditionnelles, blues et chants religieux, la cuisine aux Etats-Unis souffre d’un vide historique et narratif qui empêche de l’enraciner dans un terroir, donc dans une histoire ancienne, une culture reconnue et identité forte.

Comment donner un fond narratif aux actions d’influence qui vont être déployées ? Voilà l’enjeu initial du programme de diplomatie publique lancé par le Département d’Etat. Que cette narration soit réelle ou fictive, peu importe si le public ciblé y croit. C’est la mise en place des moyens d’obtenir cette croyance qu’il va être passionnant d’observer ces prochains mois.

D’autant plus que dans la guerre du goût qui s’annonce, “américaniser” la gastronomie suppose de la “défranciser”. C’est ce que note un journaliste américain qui commente ainsi l’initiative du Département d’Etat:

“Finie la forte dépendance à la nourriture française ou aux plats des traiteurs français pour servir les invités d’honneur.”

Sur la diplomatie publique, je vous invite à consulter également sur ce blog:

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Quelques suggestions de lecture:

5 Comments

  1. Merci pour cet article passionnant.
    Pour toute action d’influence, il faut en effet que la narration soit crédible.
    Or, avec l’exploitation intensive des gaz de schiste qui pollue les nappes phréatiques, les OGM non étiquetés, les cuisiniers américains pourront faire preuve de toute la créativité du monde… Cela ne donne pas envie, cela ne fait pas rêver !!!
    Le traitement de l’environnement naturel constitue un point crucial dans une stratégie d’influence culturelle.

  2. Benjamin PELLETIER

    @Bénédicte – C’est en effet le problème. Le sol ou l’enracinement d’une gastronomie dans un environnement… Souhaitons-leur bon courage, mais ne les sous-estimons pas…
    Rappelons par exemple l’offensive qui est en cours de la part des producteurs de vin américains pour récupérer le label “Château” sur leurs étiquettes.

  3. A brûle pourpoint le fond narratif pourrait être le “melting pot” américain et la création d’une cuisine américaine fruit de la sublimation des cuisines traditionnelles issues de l’immigration.

  4. Benjamin PELLETIER

    @Fred – C’est une piste intéressante, d’autant plus que la cuisine des chefs américains s’inspire fortement de la cuisine européenne, tout en n’hésitant pas à faire du “fusion” – à trouver des sources d’inspiration dans des cuisines non-européennes.

    Par exemple, Mike Isabella, le premier chef américain à être nommé “chef d’Etat” dans le cadre de ce programme de diplomatie publique, effectue actuellement une tournée dans le monde, non seulement pour promouvoir la cuisine américaine mais aussi pour trouver de nouvelles saveurs, notamment en Grèce et en Turquie (source ici).

  5. Bonjour,

    Merci pour ce rapprochement entre le jazz et la cuisine, cet angle d’analyse apparaît pertinent.
    Voici quelques autres pistes que pourraient suivre les chefs cuisiniers US, livrées façon patchwork :
    * Les cookies, recette mise au point par les colons et connue de tous les geeks, du spectateur de Matrix au surfeur sur Internet ;
    * Les plats cajun de Louisiane ;
    * Le Tex-Mex, déjà répandu avec El Rancho, référence aux Westerns ;
    * Les sandwichs Subway, qui déploient leurs campagnes de publicité dans le métro parisien, en tant qu’ayant réussi la synthèse de la nourriture rapide et équilibrée (soi-disant) ;
    * les sushis makis californiens, assimilation de l’art de vivre culinaire nippon…
    Bref, un faisceau d’histoires à raconter, comme autant de vecteurs distincts au service d’une même cause.

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