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Le système de propagande de la Corée du Nord décrit par Jang Jin-sung, poète, espion et fugitif

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« Si notre pays est incapable d’opérer des réformes et de s’ouvrir au monde, c’est parce que cela dévoilerait les dogmes fondamentaux de l’Etat sous l’aspect de simples montages. » Jang Jin-sung, Cher Leader, p.163

Un récit captivant et effrayant

Ne lisez surtout pas le récit Cher Leader de Jang Jin-sung récemment traduit en français aux éditions Ixelles. Vous risquez un grave détournement de votre attention et une addiction profonde jusqu’à la dernière page. C’est une fenêtre qui s’ouvre sur le fonctionnement intrinsèque du régime le plus secret au monde. Le livre se lit comme un roman et réussit à captiver tout en apportant un contenu informationnel riche et de grande qualité.

Jang Jin-sung (un pseudonyme de l’auteur) s’est enfui de Corée du Nord en 2003, après quatre années passées au cœur du dispositif étatique de renseignement et de propagande culturelle du pays. C’est un poète, l’un des préférés de Kim Jong-il. Il a contribué à renforcer l’endoctrinement du peuple de Corée du Nord et a participé à des opérations de guerre psychologique dirigées contre la Corée du Sud.

Conscient de la violence exercée par le régime, il s’enfuit en Chine, puis en Corée du Sud, suite à un incident en apparence mineur – un de ses amis a égaré un magazine sud-coréen, donc interdit, qu’il lui avait prêté – mettant sa vie, et celle de l’étourdi, en péril.

Le livre raconte son recrutement et son travail au service de la propagande du régime, la vie des élites déconnectées de la misère de la population, le périple de la fuite en Chine et les difficultés pour rejoindre la Corée du Sud. L’une des révélations apportées par l’ouvrage tient au fait que le pouvoir réel est moins tenu par l’homme qui l’incarne, actuellement Kim Jong-un, petit-fils du fondateur du régime, Kim Il-sung, que par une structure inconnue du public étranger, le Département de l’Organisation et du Conseil.

La dynastie des Kim – Kim Il-sung (1912-1994), Kim Jong-il (1941-1994) et Kim Jong-un (1983)

Je ne ferai pas un compte-rendu de lecture de l’ensemble de l’ouvrage mais j’ai choisi de mettre en évidence un point précis particulièrement bien décrit dans ce récit, et certainement pour la première fois: la manipulation de la littérature et de la langue au service du pouvoir dictatorial nord-coréen. Nous sommes au croisement de la Novlangue d’Orwell et de la Lingua Tertii Empirii de Klemperer.

La poésie au service de l’Etat

Après examen de ses productions poétiques, Jang Jin-sung a été recruté pour rejoindre une petite élite de six poètes chargés de louer Kim Jong-il. Mais il est également employé au DFU, Département du Front Uni, en charge de l’espionnage et de la diplomatie entre les deux Corées. Au bureau 101 de la division 19 (Poésie) de la section V (Littérature), les poèmes sont des armes de la guerre culturelle menée par la Corée du Nord pour influencer les Sud-Coréens. L’un des objectifs du DFU est en effet :

« la conduite d’action psychologique des opérations de guerre contre et en relation avec le Sud via les médias culturels » afin de « favoriser les tendances pro-Nord dans la population sud-coréenne » (p.36).

Le choix de la poésie n’est pas anodin. Sous Kim Il-sung, c’est l’art du roman qui était privilégié pour raconter les hauts faits du dirigeant. Puis, sous Kim Jong-il – qui accède à la fonction suprême à la mort de son père en 1994 – c’est la poésie qui prend le dessus. Un changement dû aux préférences du nouveau dirigeant, mais pas seulement :

« Le phénomène a été renforcé, si ce n’est déclenché, par une pénurie de papier, alors que l’économie de la Corée du Nord s’effondrait et que le peuple luttait pour survivre. » (p.35)

La poésie est aussi liée à la musique, via les chansons et les spectacles produits par le pouvoir afin d’édifier le peuple. Jang Jin-sung souligne le rôle majeur de la culture dans son livre :

« Ce monde peut bien condamner la Corée du Nord comme un régime impitoyable qui tue son propre peuple, et qualifier son régime d’oppressif, exercé par la force physique. Cela reste une vue partielle sur ce mode de fonctionnement. Durant toute sa vie, Kim Jong-il n’a cessé de répéter :

– Je gouverne par la musique et la littérature. » (p.33)

Les deux faces du pouvoir: la force et la culture

Jang Jin-sung ne nie évidemment pas les violences exercées par le régime. Le livre en donne de nombreux exemples terrifiants et décrit très bien le climat de terreur qui règne en permanence en Corée du Nord, jusque chez les plus hauts dirigeants. Mais il insiste aussi sur l’autre facette de la domination, la puissance douce, le soft power, qui a recours à l’influence culturelle pour consolider la puissance dure, la contrainte exercée par l’exercice de la force.

La « Localisation » ou le mimétisme culturel

En tant que service d’espionnage et outil de la guerre culturelle entre le Nord et le Sud, le bureau 101 du DFU a pour slogan, encadré au mur :

« Habitez à Séoul bien que vous soyez à Pyongyang » (p.39)

C’est le programme appelé “Localisation”. Les agents du DFU travaillent dans un bâtiment qui reproduit l’environnement sud-coréen. Ils doivent s’imprégner des publications et productions culturelles du Sud. En temps normal, la simple possession d’un journal sud-coréen est un crime de haute trahison sévèrement puni. Voilà qui entraîne Jang Jin-sung à devenir l’ennemi, à apprendre à le connaître et à penser comme lui – et  à prendre progressivement de la distance par rapport à son identité nord-coréenne :

  • « Nous devions absorber la caractère et l’identité des Sud-Coréens. » (p.37)
  • « Le Leader son demandait d’adopter le psychisme collectif de la Corée du Sud afin de mieux le saper et d’en triompher. » (p.39)
  • « Le principe de Localisation façonnait notre dualité de caméléon. » (p.40)
  • « Notre tâche principale consistait à nous transformer en poètes sud-coréens et à rédiger des poèmes sud-coréens. » (p.40)

Ainsi, Jang Jin-sung doit prendre un pseudonyme et écrire de la poésie comme s’il était un homme du Sud. Il doit en adopter le style, le ton, les sujets d’inspiration, tout en véhiculant un message politique visant à diffuser une image positive de la Corée du Nord et de son dirigeant. Les textes et chansons créés sont alors publiés avec toute l’apparence de produits des éditeurs coréens, en respectant leur typographie, la qualité et le poids du papier. Puis, le matériel est diffusé au Sud :

« Livres et cassettes ainsi produits se voyaient systématiquement distribués via des organismes pro-Nord au Japon, ou à travers divers pays du Sud-Est asiatique, et distribués à des mouvements de résistance démocratique en Corée du Sud. » (p.37)

Cette dernière remarque suggère que ce mode opératoire était surtout à l’œuvre dans les années 70 et 80 sous la dictature militaire en Corée du Sud. Les mouvements de résistance démocratique, notamment étudiants, étaient alors particulièrement actifs. C’est toute l’ironie de voir la dictature nord-coréenne orienter ses actions d’influence « dans le camp démocratique, progressif et anti-autoritaire » (p.37) de la Corée du Sud.

Au moment où Jang Jin-sung travaille au DFU, les actions d’influence semblent alors plus dirigées vers le peuple nord-coréen :

« Le DFU se servait de l’expérience et des techniques d’abord employées contre les citoyens sud-coréens, pour conduire des offensives psychologiques contre notre propre peuple. Autrement dit, nous menions toujours une guerre culturelle sur les deux fronts. » (p.42)

L’objectif consiste à diffuser auprès des Nord-Coréens des productions culturelles comme si elles avaient été produites par des artistes du Sud : « Plus précisément, nous devions être des poètes sud-coréens partisans de Kim Jong-il » (p.40) dans l’idée que le message admiratif aura plus de force s’il vient de l’extérieur du pays, et d’autant plus s’il émane de Sud-Coréens.

Jang Jin-sung s’est donc retrouvé à devoir jouer le rôle étrange de « vrai faux idiot utile » du régime…

Domination de la langue et contrôle du peuple

S’il décrit le mécanisme de la propagande nord-coréenne, l’ouvrage de Jang Jin-sung donne également de nombreux exemples de ses effets. L’objectif premier que recherche le régime nord-coréen semble un effacement total des individualités au profit de la totalité incarnée par le Kim régnant. Pour cela, il faut contrôler les pensées et les émotions, ce qui passe par une domination sur les mots :

« En Corée du Nord, le contrôle institutionnel de la pensée commence par la consolidation de la langue, une politique destinée à unifier les sphères publique et privée. » (p.63)

Les publications auxquelles ont accès les Nord-Coréens sont donc étroitement surveillées. Outre les sujets abordés, le style lui-même est défini par le pouvoir. Les publications étrangères sont très limitées et diffusées chacune strictement à cent exemplaires. Elles ne sont accessibles qu’à une élite et les exemplaires eux-mêmes reflètent la structure hiérarchique du pays :

« En Corée du Nord, la circulation des ouvrages étrangers est restreinte, au point que seul Kim et ses proches ainsi que quelques membres de l’élite y ont accès. Chaque livre en est numéroté sur la première page, le n°1 allant évidemment au Kim régnant. Dès lors, le fait d’en posséder un marqué d’une unité ou d’un nombre aussi bas que possible est considéré comme un label de statut élevé parmi les cadres et autres membres de l’élite. » (p.62)

Le contrôle de la pensée s’accompagne d’un contrôle des sentiments, et en premier lieu celui de l’amour dont l’expression dans les paroles et les écrits est réservée au dirigeant. La nécessité absolue d’utiliser certains mots et expressions uniquement pour un sujet spécifique conditionne le comportement des individus :

« Aussi bizarre que cela paraisse à un étranger, il était impensable pour nous d’aimer qui que ce soit plus que Kim Il-Sung et Kim Jong-il. J’avais passé toute ma vie à n’utiliser que le vocabulaire totalitariste d’un despote égocentrique, qui s’appropriait nos émotions les plus intimes pour les arracher à l’individu. » (p.270)

Démonstration de tristesse à la mort de Kim Jong-il en 2011

Le vocabulaire utilisé au quotidien obéit ainsi à un code rigoureux qui régit les relations interpersonnelles. Lors de sa fuite en Chine, Jian Jin-sung s’étonne d’entendre une jeune Chinoise parler de son « fiancé ». Pour lui, c’est un terme impensable pour désigner une relation entre un homme et une femme. L’expression de l’amour ne peut avoir pour objet que le dirigeant de Corée du Nord :

« Les femmes appelaient les hommes dongji (camarade), et les hommes appelaient les femmes dongmu (ami-camarade). Il était considéré comme subversif de se référer à son amoureux par un autre substantif ou titre, comme cela semblait se passer ici, en Chine. L’amour inconditionnel était exclusivement réservé à Kim Il-sung et Kim Jong-il, dont les portraits s’affichaient jusque sur les badges portés par tout un chacun. » (p.270)

Les effets de ce conditionnement peuvent être impressionnants. Alors que Jang Jin-sung retourne dans sa ville natale après dix ans d’absence, il constate l’extrême misère de la province par rapport à Pyongyang. Il rencontre ses anciens voisins, tout du moins ceux qui ont survécu à la famine. Mais tous lui demandent avec empressement des nouvelles de la santé du Cher Leader :

« A mon grand étonnement, ils semblaient beaucoup plus préoccupés par son bien-être que par le leur, malgré l’état misérable dans lequel ils se trouvaient. Je fis de mon mieux pour leur répondre à coups de mensonges, mais je finis par me dégoûter de moi-même de ce que j’étais devenu. » (p.80)

La prise de conscience par la poésie

Comme on le voit dans l’extrait ci-dessus, Jang Jin-sung ne parvient plus à croire aux mensonges qu’il produit lui-même quand il compare aux discours officiels à la réalité. Sa prise de conscience va s’approfondir à travers deux activités d’écriture : l’histoire et la poésie. Ironiquement, c’est son travail de propagandiste qui va lui faire tourner le dos aux mensonges véhiculés par la propagande.

Avec toute une équipe, il est chargé d’écrire les Annales de la dynastie Kim. Il doit rédiger les années d’accession au pouvoir de Kim Jong-il. Il a alors accès aux archives de l’Etat et, en lisant ces documents secrets, il découvre que l’accession au pouvoir de Kim Jong-il n’a pas été paisible comme il est officiellement raconté mais a été extrêmement violente et s’est faite par un affaiblissement progressif du pouvoir de Kim Il-sung sous l’action de son fils. Jang Ji-sung doit connaître cette histoire pour produire un récit « convenable », « modifié », correspondant à la propagande du régime.

C’est tout l’édifice des mythes et discours dans lesquels il baigne depuis son enfance qui s’écroule au fur et à mesure de son travail d’historien officiel. Mais le conditionnement de la pensée, des émotions et des comportements se fissure aussi avec l’accès à un autre usage des mots. Un « autre » usage signifie la fin de l’usage exclusif de certains mots pour parler du dictateur et la liberté de choisir les mots selon les occasions. La liberté du vocabulaire est déjà une liberté politique.

Jang Jin-sung en prend conscience par la poésie. Avant de devenir poète officiel du régime, il avait déjà une sensibilité poétique et un talent littéraire. Un jour, il découvre dans la bibliothèque de son père un livre étranger, un de ces fameux volumes numérotés. Il s’agit des œuvres complètes de lord Byron (ci-contre en 1824, source Wikipédia), une figure majeure du romantisme anglais. C’est un choc :

« Ces poèmes démontraient qu’on pouvait aussi éprouver des émotions dans une sphère personnelle qui n’incluait pas le Leader. » (p.64)

L’usage de la langue est complètement différent dans cette poésie non officielle. Au lieu d’être exclusivement réservés au dirigeant, certains mots, comme « cher », « grand » ou « respecté » sont utilisés pour exprimer des sentiments personnels :

« J’appris avec la poésie de Byron, que ces mots étaient des termes de respect nés d’un langage universel. Cette découverte me transporta de joie ; ainsi de tels termes pouvaient s’appliquer à n’importe quel individu. »

« J’avais l’étrange sensation d’apprendre à parler ma propre langue avec un professeur étranger. » (p.63)

A n’importe quel individu, c’est la faille qui libère. Une telle remarque est absolument impensable pour un Nord-Coréen qui a baigné dans la propagande du régime depuis sa naissance. Elle est impensable parce qu’on a ôté les mots pour penser autrement, et parce que les mots qu’on autorise à utiliser ne doivent l’être que selon une norme stricte édictée par le pouvoir. Par suite, l’expression des sentiments a été neutralisée dans l’effacement des individualités au profit du seul Individu, le Cher Leader.

Il faut lire le récit de Jang Jin-sung. C’est un témoignage extrêmement précieux, non seulement sur la Corée du Nord, le système de contrôle de la population et les atrocités qu’il entraîne, mais aussi sur la dimension politique de la littérature. Le pouvoir totalitaire passe par le contrôle des mots, et la libération de ce pouvoir par une réappropriation des mots.

Jang Jin-sung a depuis publié plusieurs livres de poésie, notamment un recueil de poésies personnelles qu’il a emporté avec lui pendant sa fuite. Il a aussi créé le site d’information sur la Corée du Nord New Focus International (en anglais et coréen) .

Pour prolonger, je vous invite à consulter L’étonnant mimétisme culturel des agents infiltrés à l’étranger.

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Quelques suggestions de lecture:

2 Comments

  1. Votre article est vraiment très interessant Benjamin.
    Le pouvoir des mots…

    Egalement le passage comme
    « J’avais l’étrange sensation d’apprendre à parler ma propre langue avec un professeur étranger. » (p.63)
    est savoureux.

    Vous me donnez envie de lire ce livre
    Grand merci

  2. Benjamin PELLETIER

    Avec plaisir, Sung Cho 선생님.

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